Il n'est pas interdit de proposer aux enfants pour leur éducation morale, des exemples d'actions nobles, magnanimes, méritoires : c'est même d'une excellente pédagogie. Mais le tout est dans le commentaire qu'on en fait. Rien ne serait plus pernicieux, pour deux raisons, que de donner à l'admiration des enfants le mérite des héros. La première est que la valeur morale ne réside pas dans l'individu, mais dans la loi morale dont il est porteur et qu'il s'efforce d'accomplir. Il ne faut pas vanter le mérite des héros, parce qu'il n'y a pas de héros, parce que nul ne fait plus que son devoir [.] La seconde raison est que le sentiment du mérite amollit et flétrit le coeur ; il en est du mérite comme de l'innocence : il se perd dès qu'on s'en repaît. Dès que l'attention se tourne vers le mérite elle se détourne de la loi morale qui l'engendre par l'effort qu'elle requiert, dès que le mérite inspire l'enthousiasme, il pervertit, par retour sur le moi, le zèle qui n'était pur que parce qu'il visait seulement le devoir. [.]. Le vrai mérite est celui qui s'ignore, parce qu'il n'est de vrai mérite que celui du pur désintéressement, qui ne peut être pur, si c'est possible, que si je ne me vante pas qu'il l'est ; autrement, la grandeur de l'action disparaît dans la petitesse de la vanité.
Kant, réflexion sur l’éducation (1803)