Autant qu’il pût en juger, Eichmann[1] agissait dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui respecte la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal. Il obéissait aux ordres, mais aussi à la loi. Eichmann soupçonnait bien que dans toute cette affaire son cas n’était pas simplement celui du soldat qui exécute des ordres […]. Il le sentait confusément. L’on s’en aperçut pour la première fois lorsqu’au cours de l’interrogatoire, Eichmann déclara soudain, en appuyant sur les mots, qu’il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir[2]. A première vue, c’était là faire outrage à Kant. C’était aussi incompréhensible : la philosophie morale de Kant est, en effet, étroitement lié à la faculté de jugement que possède l’homme, et qui exclut l’obéissance aveugle. Le policier n’insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné de ce qu’Eichmann osât évoquer le nom de Kant dans le contexte de ses crimes, décidé d’interroger l’accusé. C’est alors qu’à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte de l’impératif catégorique : ” Je voulais dire à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qui puisse devenir le principe des lois générales.”
Hannah Arendt (1906-1975), Eichmann à Jerusalem (1963)
[1] Haut fonctionnaire, responsable logistique de la solution finale
[2] Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle