La vérité doit toujours avoir le même visage universel. Si l’homme rencontrait la droiture et la justice incarnées et avec une existence réelle, il ne les attacherait pas à l’état des coutumes de telle ou telle contrée ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiens que la vertu tirerait sa forme, car il n’est rien qui soit plus sujet à un changement continuel que les lois. Depuis que je suis né, j’ai vu celles de nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois, non seulement dans le domaine politique, qui est celui pour lequel on ne s’attend guère à la stabilité, mais sur le sujet le plus important qui soit, à savoir : la religion. (…) Et j’ajoute que chez nous, ici même, j’ai vu des choses considérées comme des crimes méritant la peine capitale devenir légitimes.[.]
Que peut nous dire ici la philosophie ? De suivre les lois de notre pays, c’est-à-dire cette mer fluctuante des opinions d’un peuple, ou d’un prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, et lui donneront autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis me contenter d’un jugement aussi flexible. Quelle valeur a cette chose, que je voyais hier en crédit et qui demain ne l’est plus ? Ou que le tracé d’une rivière change en crime ? Quelle vérité est-ce là, qui devient mensonge au-delà des montagnes qui la bornent ? »
Montaigne, Essais (1595)