Pourquoi est-il difficile de fixer une limite aux devoirs ? Les devoirs moraux, à la différence des obligations légales (professionnelles par exemple), n’ont pas de limites précisément fixées dans des textes ou des réglementations. Ils peuvent se présenter comme des exigences générales (par exemple l’exigence d’aider autrui, de servir l’humanité ou de préserver l’environnement naturel). Ces obligations morales sont très larges : elles ne fixent pas de limites, à ce que l’on pourrait faire.[.]Ainsi, l’exigence d’aider autrui est sans limites, je peux toujours en faire plus. [.] Les seules limites seraient mes capacités physiques et psychiques. Cette tendance à donner beaucoup de soi-même peut-être renforcée par des idéaux religieux ou humanistes. S’il est difficile de fixer des limites au devoir, c’est donc en raison de la nature même du devoir moral, mais c’est aussi en raison de l’attitude des individus : si une personne a une exigence intérieure très forte, si elle est très altruiste ou perfectionniste, elle aura tendance à ne pas mettre de limite à ce qu’elle estime être son devoir.[.]Certains philosophes, comme Emmanuel Kant, ont ainsi considéré que si l’on met des limites aux devoirs, [.] on donne des prétextes à la paresse et à l’inaction. D’ou vient l’intérêt de la philosophie contemporaine pour les actes qui vont au-delà du devoir ? Les actes d’héroïsme moral ou de sainteté morale sont fascinants, parce qu’ils vont plus loin que les actes que nous accomplissons couramment. La personne qui, face à un tueur fou, fait barrage de son corps pour permettre à d’autres de lui échapper nous montre qu’il est possible, pour un être humain, de sacrifier radicalement son intérêt personnel.[.] Cela pose question à chacune et chacun d’entre nous : que devrais-je faire si je me trouvais dans de telles circonstances ? Cela pose aussi une question à la philosophie contemporaine : de tels actes sont-ils vraiment au –delà du devoir, ou sont-ils des actes au fond « normaux », conformes au devoir, mais que nous n’oserions pas accomplir ? Prenons l’exemple de personnes qui ont, pendant la Seconde Guerre mondiales, risqué leur vie pour sauver des familles juives en leur permettant de fuir les persécutions nazies. On pourrait dire, d’un côté, que ces personnes ont fait preuve d’un héroïsme exceptionnel et sont elles au-delà du devoir, mais on pourrait aussi dire, d’une autre côté, que ces personnes n’ont fait que leur devoir ( et c’est d’ailleurs ce qu’elles affirment en général[.].Les actes d’héroïsme ou de sainteté sont-ils louables moralement ? Peut-on les donner en exemples ? Ces actes ont quelque chose d’entraînant : ils nous montrent que la morale n’est pas faite que de règles impersonnelles, qu’elle peut s’incarner dans des personnes. On peut dire de ces personnes, pour prendre les mots de Bergson, que « leur existence est un appel ». Leur vie, leurs actions sont porteuses d’un idéal qui peut-être positif : ainsi, l’altruisme est a priori moralement louable. [.] Cependant, on peut se demander si l’exemple de ces personnes peut vraiment être généralisé. [.] Le sacrifice de soi peut cacher le dégoût de soi, voire le rejet de la vie ou une attitude suicidaire. Les actes d’héroïsme ou de sainteté peuvent donc nous inspirer, nourrir notre réflexion, mais il ne s’agit pas de les limiter purement et simplement, ni de les idéaliser. C’est à chaque personne de développer sa propre vie morale et de faire ses propres choix, dans les circonstances qu’elle rencontre.
Joël Janiaud, interview de l’auteur d’Au-delà du devoir (2008)