De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait. Avant les saints du christianisme, l’humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d’Israël, les Arahants[1] du bouddhisme et d’autres encore. C’est à eux que l’on s’est toujours reporté pour avoir cette moralité complète, qu’on ferait mieux d’appeler absolue. Et ceci même est déjà caractéristique et instructif. Et ceci même nous fait pressentir une différence de nature, et non pas seulement de degré, entre la morale dont il a été question jusqu’à présent[2] et celle dont nous abordons l’étude[3], entre le minimum et le maximum, entre les deux limites. Tandis que la première est d’autant plus pure et plus parfaite qu’elle se ramène mieux à des formules impersonnelles, la seconde, pour être pleinement elle-même, doit s’incarner dans une personnalité privilégiée qui devient un exemple. La généralité de l’une tient à l’universelle acceptation d’une loi, celle de l’autre la commune imitation d’un modèle.
Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel.
Bergson (1859-1941), Les deux sources de la morale et de la science (1932)
[1] Dans le bouddhisme, homme éclairé qui a reçu lui-même, sans l’intervention d’un maître, une illumination intérieure.
[2] Les sociétés closes, où les obligations sont transmises efficacement par un phénomène de pression sociale
[3] Les sociétés ouvertes, capables de penser l’intérêt de l’humanité dans son ensemble et d’en faire naître l’amour chez des individus exceptionnels