Je me suis quelquefois proposé un doute[1] : savoir[2], s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou les étourdissent avec du pétun[3]. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou ce qui est le même, en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre-arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette acquisition. C’est pourquoi voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes[4] et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris[5]. Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant[6] de fausses imaginations[7] ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux.
Descartes (1596-1650), Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645.
[1] Poser une question
[2] A savoir la chose suivante
[3] Tabac
[4] Calme
[5] Rire
[6] Se nourrissant
[7] En imaginant des choses fausses