Vouloir tout régler par des lois, c'est irriter les vices plutôt que les corriger. Ce que l'on ne peut prohiber, il faut nécessairement le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résulter. Quels ne sont pas les maux ayant leur origine dans le luxe, l'envie, l'avidité, l'ivrognerie et autres passions semblables? On les supporte cependant par ce qu'on ne peut les prohiber par le pouvoir des lois et bien que ce soient réellement des vices ; encore bien plus la liberté du jugement, qui est en réalité une vertu, doit-elle être admise et ne peut-elle être comprimée. [.]
Admettons cependant que cette liberté peut être comprimée et qu'il est possible de tenir les hommes dans une dépendance telle qu'ils n'osent pas proférer une parole, sinon par la prescription du souverain ; encore n'obtiendra-t-il jamais qu'ils n'aient de pensées que celles qu'il aura voulu ; et ainsi, par une conséquence nécessaire, les hommes ne cesseraient d'avoir des opinions en désaccord avec leur langage et la bonne foi, cette première nécessité de l'État, se corromprait ; l'encouragement donné à la détestable adulation et à la perfidie[1] amènerait le règne de la fourberie[2] et la corruption de toutes les relations sociales.[.]
Les hommes sont ainsi faits qu'ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu'ils croient vraies tenues pour criminelles, et imputé à méfait[3] ce qui émeut leurs âmes à la piété[4] envers Dieu et les hommes ; par où il arrive qu'ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux, mais très beau, d'émouvoir des séditions[5] pour une telle cause et de tenter quelle entreprise violente que ce soit.
Spinoza (1632-1677), Traité théologico-politique (1670)
[1] Trahison
[2] Ruse
[3] Puni comme un crime
[4] Respect, rendre à dieu ce qui lui est dû par des actes extérieurs à la religion
[5] Révolte