Cause et effet. Nous appelons cela « explication » : mais c’est une « description »ce qui nous distingue des degrés de connaissance et de science plus anciens de la connaissance et de la science, Nous décrivons mieux, – nous expliquons tout aussi peu que tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions, là où l’homme naïf et le savant des civilisations plus anciennes ne voyaient que deux choses : la « cause » et l’ « effet » ; nous avons perfectionné l’image du devenir, mais nous ne sommes pas au-delà de cette image, ni derrière. La suite des ’’causes’’ se présente en tout cas plus complète devant nous; nous déduisons : il faut que telle chose ait précédé pour que telle autre suive – mais pour cela nous n’avons rien compris. (…) La qualité par exemple de tout processus technique, continue d’ailleurs d’apparaître comme un « miracle » de même toute mise en mouvement ; personne n’a expliqué le choc. Mais comment pourrions-nous donc l’expliquer!Nous opérons exclusivement avec des choses qui n’existent pas avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, - comment une explication saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d'abord une image, notre image ? Il suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement, en décrivant les choses et leur succession. Cause et effet : voilà une dualité comme il n'en existe probablement jamais, - en réalité nous avons devant nous une continuité' dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons donc pas, nous l'inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n'existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de phénomènes qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui verrait le flot des événements, - nierait l'idée de cause et d'effet et de toute conditionnalité.

Friedrich Nietzsche (1844-1900) ; le Gai savoir (1882)