Les bêtes sont purement empiriques[1] et ne font que se régler sur les exemples, car elles n’arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant qu’on en peut juger ; au lieu que les hommes sont capables des sciences démonstratives. C’est encore pour cela que la faculté que les bêtes ont de faire des consécutions[2] est quelque chose d’inférieur à la raison qui est dans les hommes. Les consécutions des bêtes sont purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent que ce qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas où ce qui les frappe est pareil, sans être capables de juger si les mêmes raisons subsistent. C’est par là qu’il est si aisé aux hommes d’attraper les bêtes, et qu’il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes. C’est de quoi les personnes devenues habiles par l’âge et par l’expérience ne sont pas exemptes lorsqu’elles se fient trop à leur expérience passée, comme il est arrivé à plusieurs dans les affaires civiles et militaires, parce qu’on ne considère point assez que le monde change et que les hommes deviennent plus habiles en trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les lièvres de ce temps ne deviennent point plus rusés que ceux du temps passé. Les consécutions des bêtes ne sont qu’une ombre du raisonnement, c’est-à-dire ce ne sont que connexions d’imagination, et que passages d’une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle qui paraît semblable à la précédente, on s’attend de nouveau à ce qu’on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est vrai qu’encore la raison conseille qu’on s’attende pour l’ordinaire à voir arriver à l’avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé, mais ce n’est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand on s’y attend le moins, lorsque les raisons changent qui l’ont maintenu. C’est pourquoi les plus sages ne s’y fient pas tant qu’ils ne tâchent de pénétrer[3] quelque chose de la raison (s’il est possible) de ce fait pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d’établir des règles sûres et de suppléer[4] ce qui manque à celles qui ne l’étaient point, en y insérant leurs exceptions ; et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires, ce qui donne souvent le moyen de prévoir l’événement sans avoir besoin d’expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites.

G. W. Leibniz (1646-1716), Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Préface.

 

[1] Ici cela veut dire utilisation de sa mémoire pour anticiper un événement

[2] Suite d’idées ou d’images qui ne s’enchaînent pas de manière rationnelle

[3] Saisir intellectuellement

[4] Apporter une précision. La règle devient sûre quand on précise dans quel cas il y aura des précisions.