L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant1 à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour2 que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrit dans le corps humain sont en réalité des institutions3. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait "naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme,comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque4 qui pourraient servir à définir l’homme.

Merleau Ponty (1908-1961), Phénoménologie de la perception (1945)

1Qui dépasse, qui va au-delà

2 On sait que le baiser n’est pas en usage dans les mœurs traditionnelles du Japon

3 Chez les indigènes des îles Trobriand, la paternité n’est pas connue. Les enfants sont élevés sous l’autorité de l’oncle

4Qui a un double sens