Les tests expérimentaux, prudents et rigoureux, auxquels nous soumettons nos idées sont eux-mêmes inspirés par-des idées : l’expérience est une action concertée dont chaque étape est guidée par la théorie. Nous ne tombons pas fortuitement sur des expériences pas plus que nous ne les laissons venir à nous comme un fleuve. Nous devons, au contraire, être actifs : nous devons « faire » nos expériences. C’est toujours nous qui formulons les questions à poser à la nature ; c’est nous qui sans relâche essayons de poser ces questions de manière à obtenir un « oui » ou un « non » ferme. (Car la nature ne donne de réponse que si on l’en presse.) Enfin, c’est nous encore qui donnons la réponse ; c’est nous qui décidons, après un examen minutieux, de la réponse à donner à la question posée à la nature — après avoir longuement et patiemment essayé d’obtenir d’elle un « non » sans équivoque.[…]

Le vieil idéal scientifique de épistêmê[1], l’idéal d’une connaissance absolument certaine et démontrable s’est révélé être une idole[2]. L’exigence d’objectivité scientifique rend inévitable que tout énoncé scientifique reste nécessairement et à jamais donné à titre d'essai. En effet un énoncé peut être corroboré[3] mais toute corroboration est relative à d’autres énoncés qui sont eux aussi proposés à titre d’essai. Ce n’est que dans nos expériences subjectives de conviction, dans notre confiance personnelle, que nous pouvons être « absolument certains[4]».
Avec l’idole de la certitude (qui inclut celle de la certitude imparfaite ou probabilité) tombe l’une des défenses de l’obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès scientifique. Car l’hommage rendu à cette idole non seulement réprime l’audace de nos questions, mais en outre compromet la rigueur et l’honnêteté de nos tests. La conception erronée de la science se révèle dans la soif d’exactitude. Car ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité.

Karl Popper (1902-1994), La logique de la découverte scientifique (1973)

[1] Science en grec ancien

[2] Image que l’on vénère

[3] Confirmer ou renforcer

[4] Caractère psychologique plus que scientifique