La fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté  de toutes leurs fonctions, pour qu’eux‐mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils ne supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. Nous avons vu aussi que, pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous  collectivement, soit à quelques‐uns, soit à un seul. Puisque, en effet le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun peut être  seul  à tout savoir et qu’il  est impossible  que  tous  opinent  pareillement  et parlent d’une seule bouche,  ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé   à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de  juger ; par suite  nul à la  vérité ne  peut, sans  danger pour le  droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille  pas au‐delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine. 

Spinoza (1632-1677), Traité théologico-politique (1670)